Une tribune pour les luttes

Lettre n°88 (16 décembre 2007)

Culture & Révolution

Article mis en ligne le lundi 17 décembre 2007

Bonsoir à toutes et à tous,

À quoi se résume la “politique” de ce gouvernement ?
Détruire ce qui est utile et frapper les protestataires.
D’où la casse des régimes de retraite, du Code du travail,
des conseils prud’homaux, des 35 heures, des emplois de
fonctionnaires et du travail qu’ils ont accompli depuis des
décennies dans différents secteurs notamment de
l’enseignement, de la culture ou de l’environnement. Le
dispositif d’accompagnement est strictement bureaucratique,
judiciaire et policier. Coups de matraques et flash balls
pour tous ceux qui bougent, qui luttent et qui protestent
contre l’inqualifiable. Et de cogner tous azimuts contre les
étudiants, les sans-papiers, les jeunes des lycées
professionnels, les défenseurs des sans-abri... Cogner pour
mettre à terre, pour faire taire et pour faire peur.
Évidemment ça ne marchera pas, surtout chez les jeunes qui
n’ont même pas leurs illusions à perdre et qui ne délèguent
pas leur confiance à des spécialistes en négociations
misérables. Ceux qu’on frappe s’aguerrissent. La peur d’une
lutte des classes de grand style affole les gouvernants qui
en rajoutent. Ils vont provoquer des luttes à développement
durable.

Pour les gens les plus fortunés en France comme sur toute la
planète, la fête continue. Ils nous régalent du spectacle de
leur consommation insensée, particulièrement à l’occasion
des fêtes de fin d’année. Le supplément de ce week-end du
journal Le Monde nous en donne déjà un avant goût et
pour tout dire le dégoût. Mais il y a aussi quelques membres
des classes dirigeantes, économistes et experts financiers
qui ne sont pas à plaindre mais qui scrutent les éléments
défaillants de leur système économique avec une appréhension
de plus en plus palpable. La confiance dans la reprise de
l’économie américaine est en train de fondre encore plus
vite que la calotte glaciaire du pôle nord. La récession est
d’après eux inévitable. Les banques ont des trous dans leurs
caisses qu’elles peinent à évaluer ce qui alimente la
méfiance générale entre elles. Le renflouement récent en
liquidités d’un groupe de banques centrales n’a fait que
provoquer un malaise plus grand sur toutes les places
boursières. A quoi il faut ajouter une reprise de
l’inflation à l’échelle internationale. Ne pas détourner la
tête de ces réalités inquiétantes est essentiel pour ne pas
nous retrouver à l’état de victimes d’une crise économique
profonde, sans nous être donné les moyens de la comprendre
et de bien nous défendre.


L’ESPRIT D’ENTREPRISE

C’est au moment où le sommet de Bali est un fiasco, que le
pouvoir d’achat s’érode et que les sans abris meurent de
froid que François Hollande a trouvé bon de rappeler ce
samedi sa foi inébranlable dans « l’économie de marché qui
est la forme la plus efficace de création de richesses ».
Il faut dire que l’entreprise politique que constitue le Parti
socialiste est bien intégrée dans l’économie de marché que
nous appellerons capitalisme pour faire plus simple et plus
juste. Hollande voudrait faire un distinguo subtil entre
l’économie de marché et le capitalisme, ce qui relève d’un
jésuitisme classique faisant partie du fond de commerce de
la social-démocratie.

Sans revenir sur les exploits de Jospin et Aubry en faveur
du patronat (privatisations, flexibilité, traité
d’Amsterdam, etc.) qui sont dans toutes les mémoires, il
faut admettre que le PS a réalisé de belles exportations :
un dirigeant, Pascal Lamy, à la tête de l’Organisation
Mondiale du Commerce, un dirigeant, DSK, à la tête du Fonds
Monétaire International (lequel mène rondement un plan de
licenciements dans son administration) et enfin quelques
ministres dans le gouvernement Fillon. Une de ses
dirigeantes tente depuis les présidentielles une OPA amicale
ou une joint venture avec l’entreprise Bayrou, ce qui permet
déjà localement de mettre au point quelques participations
croisées.

Les importations sont plus décevantes pour le PS ces
derniers temps mais à l’approche des soldes et des élections
municipales quelques bonnes affaires ne sont pas exclues.

SARKOZY, DROOPY ET KADHAFY

Sans le conseil d’un ami de “Carré rouge”, cette lettre
n’aurait probablement pas recommandé le petit livre du
philosophe Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?
(éditions Lignes, 155 pages). Non point parce que Badiou se
situe dans le sillage d’Althusser et d’un des courants du
maoïsme. Pas question de le suivre dans son admiration pour
la bien mal nommée “Révolution culturelle” en Chine. Mais
pourquoi se priver de lire un auteur avec qui on s’attend à
ne pas être d’accord sur plusieurs questions mais qui
nourrit notre réflexion ? Ce livre aurait été négligé
simplement à cause d’une forte tendance personnelle à zapper
tout livre, article, interview ou émission où il est
question de Sarkozy, de ses amis, de sa mère, de ses épouses
passées et futures ou de la nouvelle hauteur de ses
talonnettes.

Droopy, le célèbre personnage de dessins animés de Tex
Avery, est un chien lymphatique rappelant sporadiquement
d’un air triste qu’il est heureux. Il exaspère ses
adversaires en réapparaissant à tout instant et en tout
lieu. C’est désopilant.

A contrario, Sarkozy et son rictus, partout et à toutes les
sauces, cela a quelque chose d’insupportablement ennuyeux.
Seul un bouffon sanglant a réussi à ridiculiser ce
personnage et l’État qui va avec. C’est le signe que la
France n’est plus qu’une puissance impérialiste de troisième
zone. S’il a fallu attendre la venue du sinistre Kadhafy
pour voir Sarkozy désarçonné, cela indique aussi dans
quelles basses eaux de la critique politique et de la satire
se situent tous ceux qui accèdent régulièrement aux grands
médias.

Revenons au livre de Badiou. Le titre De quoi Sarkozy est-il le nom ? est excellent car comme nous l’a écrit notre
ami, « c’est d’emblée dire que nous avons affaire à un
symptôme ». Il est donc d’abord ici question de pointer les
raisons de la désorientation des consciences à la suite de
l’élection de Sarkozy, de dévoiler le monde dont il est
l’emblème, le porte drapeau d’une nouvelle forme de
pétainisme.

Mais il y a bien plus. C’est, toujours pour citer
l’appréciation de notre ami, « un bouquin qui pose
exactement (...) le problème que nous-mêmes nous efforçons
de poser : l’actualité du communisme ».

Que dire de plus ? Lisez Badiou, ça met de bonne humeur et
c’est stimulant.

ISTANBUL

L’écrivain libanais Amin Maalouf a préfacé le roman de
l’auteure turque Elif Shafak, La Bâtarde d’Istanbul
(éditions Phébus, 323 pages). Il s’explique ainsi pourquoi
la Turquie est actuellement « le terreau d’une grande
littérature. Celle-ci naît toujours des fractures, des
blessures, des déséquilibres et des incertitudes. Elle naît
de l’illégitimité sociale ou culturelle, du porte-à-faux et
du malentendu ».

Avec une belle énergie teintée d’humour, Elif Shafak a placé
son récit sur bien des lignes de failles, de tension ou
d’incompréhension entre les parents et les enfants, les
Turcs et les Arméniens, les hommes et les femmes, les
croyants et les incroyants... Résultat, tous les clichés sur
la Turquie s’envolent dès les premières pages et on ne les
reverra plus. Bon débarras. La découverte passionnante des
gens dans leur diversité est à ce prix.

Zeliha, jeune et bouillante stambouliote de dix-neuf ans,
porte des mini jupes, un anneau dans la narine, ne croit pas
en Allah et va enfanter une bâtarde après une tentative
d’avortement. Quelques années plus tard sa fille Asya
deviendra fan de Johnny Cash et fréquentera la bohème
désenchantée du café Kundera.

Zeliha a toujours cohabité avec ses trois soeurs, sa mère et
sa grand-mère dans un chaos de sensibilités et d’opinions
divergentes qui finissent toujours par s’apaiser à l’heure
où il faut savourer des plats qui donnent l’eau à la bouche
du lecteur.

Quelques fuseaux horaires plus à l’ouest, à San Francisco,
vit une famille d’Arméniens qui apprécient une cuisine très
proche et non moins savoureuse. Ils gardent la mémoire vive
du génocide de 1915 et préservent intacte leur colère à
l’égard des Turcs dans leur ensemble. La jeune étudiante
Armanoush qui vit en Arizona avec sa mère Rose divorcée et
originaire du Kentucky, cherchera la trace de ses ancêtres
arméniens à Istanbul.

Parce qu’Elif Shafak aborde frontalement au cours de son
roman la question du massacre des Arméniens et le déni
constant des gouvernants et des nationalistes turcs, elle a
été poursuivie en justice en septembre 2006 pour “insulte à
l’identité nationale”. Elle a été acquittée mais il faut
rappeler qu’en janvier dernier l’éditeur arménien-turc Hrant
Dink a été assassiné à Istanbul par un nationaliste.

DANS LE TORRENT DE LA VIE

Encore un film excellent. Le mois dernier nous vous avions
recommandé « De l’autre côté » de Fatih Akin, un cinéaste
allemand d’origine turque. « La Graine et le Mulet »
d’Abdellalif Kechiche, qui est né à Tunis et a grandi à
Nice, est tout aussi captivant. Son style cinématographique
est très différent. Il fait penser à celui du réalisateur
américain John Cassavetes, très mobile, la caméra souvent au
plus près des visages qui parlent en abondance, les émotions
émergeant à flots continus avec une pertinence psychologique
sans faille.

“La Graine” est celle du couscous et le “Mulet” est un
poisson qu’on pèche au large de Sète où se situe cette
histoire d’aujourd’hui. Slimane est un vieil ouvrier
maghrébin qui a trimé dur sur le port pendant trente-cinq
ans. Un homme divorcé, plein de dignité, peu loquace et
cherchant toujours à apaiser les conflits familiaux. Il
s’entend dire un jour par son patron « T’es plus rentable »,
« T’es fatigué et tu nous fatigues. » Il est jeté de
l’entreprise. Ses fils lui conseillent de retourner au bled,
non sans arrière pensée, ce dont il n’a aucune envie. Le
reste de sa famille, sa compagne et sa fille qui tiennent un
hôtel où il loge et ses amis ne l’entendent pas de cette
oreille. Un beau projet utopique d’ouvrir un restaurant sur
un rafiot retapé prend corps. Avec Souad, l’ex-femme de
Slimane aux fourneaux.

Le spectateur se trouve rapidement si bien “intégré” à
toute cette communauté populaire franco-maghrébine
chaleureuse et au demeurant divisée qu’il perçoit soudain
les notables français comme des individus exotiques assez
pitoyables, pour ne pas dire plus. Retourner notre regard
pour voir tout sous un autre angle, plus humain, plus
sensible, tel est le bel exploit qu’accomplit ce film mené
superbement par des hommes et des femmes qui ne sont pas des
acteurs professionnels.

IDÉES REÇUES

En l’absence de Pierre Desproges décédé il y a quelques
années, l’humoriste Daniel Prévost était l’homme de la
situation pour préfacer cette réédition du Dictionnaire
des idées reçues
de Gustave Flaubert (Le Castor astral).
Ce petit recueil est un échantillonnage de la bêtise
prétentieuse des bourgeois français du XIXe siècle. Le
célèbre écrivain y donnait libre cours à sa verve potache et
vengeresse contre leurs “idées” toutes faites, cette
mixture de préjugés, de pseudo culture, de portes ouvertes
enfoncées avec entrain et d’aphorismes parfaitement
absurdes. On retrouvera en regard de certaines définitions
les dessins de Chaval que le Club français du livre lui
avait demandés en 1958 pour illustrer ce recueil. Chaval se
glissa dans les pas de Flaubert en pratiquant une sorte de
redondance graphique au pied de la lettre ou à contre-pied
de la lettre.

Si certaines définitions facétieuses sont à replacées dans
le contexte d’une autre époque, d’autres tiennent
étonnamment le coup comme « Domicile. Toujours inviolable.
Cependant la Justice, la Police, y pénètrent quand elles
veulent », « Époque/la nôtre/. Tonner contre elle. Se
plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique. L’appeler époque
de transition, de décadence », ou encore, « Ère/des
révolutions. Toujours ouverte puisque chaque nouveau
gouvernement promet de la fermer ».

Mai 68 a donc un bel avenir devant lui, sans parler bien sûr
de la Révolution française, de la Révolution russe et de
quelques autres.

LETTRE AMOUREUSE

Une façon très jolie de découvrir le poète René Char
consiste à offrir ou à s’offrir Lettera Amorosa dans la
collection Poésie/Gallimard. L’inspiration de Char n’a ici
rien d’hermétique. Sa poésie est illustrée par des
reproductions en couleur de Georges Braque et de Jean Arp
avec qui il était ami. Ce livre paru pour la première fois
en 1953 est un bel objet pas du tout onéreux.

MUSIQUE AUX FÉROÉ

Les îles Féroé forment un archipel de dix-huit îles situées
entre l’Islande, l’Écosse et la Norvège. Elles comptent
47 000 habitants vivant sur 399 km². Ce territoire dépend
du Danemark. N’allons pas plus loin dans les considérations
géopolitiques pour en venir à la musique qui est pratiquée
dans cette lointaine région par une coopérative indépendante
de musiciens.

Yggdrasil est un ensemble de musiciens qui existe aux îles
Féroé depuis 1981. Il s’est constamment renouvelé avec
l’apport de jeunes musiciens et de nouvelles compositions.
Pour fêter ses vingt-cinq ans d’existence, un double album
« Askur » est sorti en 2006 comprenant des extraits de
différents concerts donnés par cet ensemble
(http://www.tutl.com/)

Il est peine perdue d’essayer de décrire cette musique. Elle
emprunte des éléments au jazz d’avant-garde, à la musique
classique, à la musique populaire d’Europe du Nord avec
parfois quelques brèves déferlantes de free rock bien acide.
Certains concerts ont été donnés dans des grottes ce qui
nous vaut d’entendre par moment le bruit de la mer et les
cris des oiseaux en résidence temporaire ou permanente dans
les parages.

En dehors de l’album « Askur », signalons le très beau
« John Tchicai/Anybody Home ? » (CD Tutl également) enregistré
en 2000 dans une grotte où les sonorités résonnent de façon
extraordinaire. Au sein des différents ensembles, le
saxophoniste John Tchicai est le plus remarquable
intervenant par son lyrisme et l’originalité de ses phrases
musicales. John Tchicai a fait partie de la grande aventure
du free jazz en jouant notamment aux côtés d’Archie Shepp,
Roswell Rudd, Albert Ayler, John Coltrane et Cecil Taylor.
Il est toujours en activité entre New York, le Danemark et
le midi de la France pour le bonheur des amateurs de
musiques belles et rares.

Sauf si vous avez des amis ou de la famille aux îles Féroé
ou au Danemark, il vous sera peut-être difficile de vous
procurer ces CD. Nous nous ferons un plaisir d’indiquer aux
lecteurs intéressés qui nous enverrons un message la marche
à suivre. D’autant plus que le prix de ces CD est très
modeste.

Bonnes fêtes à toutes et à tous,

Samuel Holder

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