Une tribune pour les luttes

De "la traite" aux négriers du neurone

par Chems Eddine Chitour

Article mis en ligne le mercredi 12 avril 2006

De la traite des négriers du neurone au traité d’amitié : ou l’ambivalence de la politique de la France

« C’est le colonialisme qui crée le patriotisme des colonisés. Maintenus par un système oppressif au niveau de la bête, on ne leur donne aucun droit, pas même celui de vivre, et leur condition empire chaque jour : quand un peuple n’a d’autre ressource que de choisir son genre de mort, quand il n’a reçu de ses oppresseurs qu’un seul cadeau, le désespoir, qu’est-ce qui lui reste à perdre ? C’est son malheur qui deviendra son courage ; cet éternel refus que la colonisation lui oppose, il en fera le refus absolu de la colonisation ».

Jean-Paul Sartre : Préface au Portrait du colonisé d’Albert Memmi (1957)

Ambivalence de la France.

Pendant que Sarkozy nous assène sa loi sur l’immigration Phillipe Douste Blazy vient nous dorer la pilule en présentant comme une victoire l’abrogation de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 qu’il a lui-même initié en temps que député. Naturellement la France de Sarkozy ne regarde plus vers le Sud considéré comme dangereux mais plutôt vers l’Est, on comprend cela. Les échéances électorales de 2007 sont proches et la démagogie sécuritaire, anti-immigré et anti-musulmane est de mise. En novembre 2003 une première loi avait fragilisé la situation des étrangers en se cachant derrière la fausse suppression de la double peine. Cette fois le gouvernement va plus loin. Il veut « une immigration choisie et non subie ».

Le ministre de l’Intérieur défend sa politique d’« immigration choisie et non plus subie », un concept dont il entend faire le « principe fondateur de la nouvelle politique d’immigration ». Le projet de loi devrait ensuite passer devant le Parlement en mai prochain. Plus généralement, il préconise un système « d’immigration à points » qui donnerait la priorité à un étudiant faisant le choix d’une voie universitaire « pour laquelle on manque d’étudiants (...). Une carte de séjour d’une durée de trois ans sera proposée aux migrants hautement qualifiés comme les scientifiques, informaticiens ou artistes. »

« Ne seront « acceptables » que les étrangers perçus comme rentables pour l’économie française », reprochent ensemble les milieux associatifs. Patrick Weil, chercheur spécialiste de l’immigration au CNRS, qui accuse Nicolas Sarkozy de vouloir « séduire la partie la plus à droite de l’électorat ». Il l’est également par l’extrême-droite : Bruno Gollnish, délégué général du Front national, considère en effet que cette « immigration choisie » est « de nature cosmétique ». Ce dernier va même jusqu’à considérer que l’accueil de migrants hautement qualifiés n’est autre qu’une « politique de négriers des temps modernes ».

Le secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) Abdou Diouf estime « moralement inacceptable » le projet de loi de Nicolas Sarkozy sur « l’immigration choisie ». Dans un entretien accordé au Progrès, « Je ne peux pas accepter que la France dise, unilatéralement : je choisis les immigrés diplômés de telle catégorie, et tous les autres, je n’en veux pas ». Il s’est déclaré, en revanche, favorable à un « trilogue, entre les pays émetteurs d’immigration, les pays de transit, et les pays d’accueil au niveau de l’Union européenne... », déclarant par ailleurs préférer l’idée d’une immigration « régulée » plutôt que celle d’une immigration « choisie ».

L’idée est de fixer chaque année des objectifs précis. Enoncer précisément combien de personnes seront autorisées à s’installer sur le territoire français, catégorie par catégorie ; combien de titres de séjour seront accordés, combien de visas, pour les étudiants comme pour les travailleurs en fonction des besoins. Le ministre de l’intérieur n’a cependant pas eu gain de cause sur tout. Il souhaitait faire figurer dans la loi l’obligation pour le gouvernement d’indiquer chaque année au Parlement "les objectifs quantitatifs prévisionnels" de visas et de titres de séjour pour les trois ans à venir. Le premier ministre a tenu à préciser qu’il ne s’agirait que d’"une estimation du nombre de titres de séjour et de visas" que la France entend délivrer. " Ces chiffres auront une valeur indicative, a-t-il insisté, il ne s’agit pas de quotas". Terme qu’on n’hésite pourtant pas à employer dans l’entourage de M. Sarkozy. [1]

Le collectif Uni(e)s contre une immigration jetable qui s’est constitué fin 2005 pour lutter contre ce projet, en a dénoncé "la philosophie utilitariste". Le collectif qui, outre de nombreuses associations comme la Cimade, le Gisti ou Anafé, regroupe le PCF, la LCR et les Verts, considère que, "dans cette période préélectorale (...), le gouvernement s’apprête à mener une nouvelle bataille destructrice sur le statut des étrangers". "Cette réforme n’est pas une réforme de plus : elle constitue une véritable rupture en ce sens que, pour la première fois, on désigne officiellement comme « immigration subie » « l’immigration de famille ».

Sélectionner et précariser des étrangers admis en France selon les besoins du marché du travail, c’est le côté « immigration choisie ». La quasi-fin des possibilités de regroupement familial, la quasi-suppression des possibilités de régularisation des sans-papiers fabriquera de nouveaux clandestins par dizaines de milliers. C’est le côté « non à l’immigration subie ».

Histoire de l’émigration

Pour l’histoire pendant 132 ans les Algériens n’ont jamais cessé de’être choisie en temps qu’immigré ; Souvenons des épisodes de guerre auxquels les Algériens en théorie français depuis 1848 ont fait d’abord la guerre du Levant pour aller protéger les Maronites contre les Ottomans musulmans. Ce fut ensuite la guerre du Mexique, la guerre de 1870 où les Algériens ont été désignés voire choisis pour être en première ligne à Wissembourg goûtant ainsi les délices du fusil mitrailleur chassepot. Avec leur courage sur les 800 algériens il y eut en définitive qu’une petite centaine à pouvoir prendre la colline. Ce fut ensuite le Chemin des Dames à Verdun, plus de 100000 Algériens marocains moururent. Ce fut enfin la guerre de 1939 où dit-on ce furent des Maghrébins qui purent prendre d’assaut Monte Cassino ouvrant la voie à la libération par la suite de la France [2].

L’Algérien a été choisi aussi pour combattre pour la France contre d’autres Algériens. Par contre au moment de l’indépendance, ils n’étaient plus considérés comme des Français à part entière. Lors d’un Conseil des ministres tenu en juillet 1962, le premier ministre de l’époque avait rendu compte des plaintes des Harkis suite à l’état de délabrement de leurs installations sur le plateau du Larzac. La réponse de De Gaulle fut sans appel. « Les Harkis ne retournent pas dans la patrie de leur père, pour eux il ne saurait être question de rapatriement » . Ils furent mis en demeure d’accepter leur sort ou de repartir d’où ils sont venus. [3]

Les Algériens furent ensuite choisis quand il s’est agi de contribuer à l’effort de guerre. Il faut savoir que plus de 100000 algériens participaient à la production d’armement pendant la première guerre mondiale. A partir des années 50, le patronat français a eu recours à l’importation massive d’ouvriers maghrébins. Ecoutons ce négrier des temps modernes : « Tous passent devant moi, se souvient ce dernier. Depuis 1956, je parcours la vallée du Sous et j’ai dépassé les 66 000 embauchés. » Les candidats passent devant lui, le torse nu pour un premier tri. La sélection médicale s’accompagne d’un rapide interrogatoire. Il y a beaucoup d’appelés, mais peu figureront en définitive sur la liste. C Mora examine les dents, les muscles, la colonne vertébrale. Puis il marque les postulants avec des tampons de deux couleurs différentes pour les distinguer. « Si Mora t’affiche un cachet vert sur la poitrine, cela signifie que tu es accepté ; un cachet rouge signifie que tu es refusé. » Quelques décennies plus tard, ce poème berbère chante la désillusion :

« Il fut un temps où les hommes furent vendus à d’autres _ O Mora le négrier, tu les as emmenés au fond de la terre _ Mora est venu à l’étable d’Elkelaa
il a choisi les béliers et il a laissé les brebis
O filles ! Mettons le voile du deuil
Mora nous a humiliés et est parti
Ceux de l’étranger que Dieu redouble vos peines
Celui qui est en France est un mort
il part et abandonne ses enfants
La France est de la magie »
 [4]

Le Choix de l’émigration algérienne comme main d’œuvre en temps de paix était si intense que les colons dès 1924 protestèrent à Paris contre la raréfaction de la main d’œuvre indigène appelée en France (circulaire Chautemps). Les Algériens furent continuellement appelés à servir dans les métiers bas de gamme, les 3D (Demanding Dirty Dangerous) et le plus important fut leur contribution décisive à la reconstruction pendant 30 ans de la France (le fameux Plan Marshall américain pour la reconstruction de l’Europe). Les Algériens furent les bâtisseurs des logements, des autoroutes des aéroports... Il y eut même de la part de la France une demande annuelle de travailleurs à l’Etat algérien jusqu’au jour où suite à la politique pétrolière courageuse de Boumediene la droite extrême attisant les haines commença à diaboliser les Algériens. Ce fut l’avènement de Le Pen. Suite à la mort d’un Algérien, Boumediene décide unilatéralement de l’arrêt de l’émigration au début des années 70.

Sous le septennat de Giscard, la politique migratoire de la France se durcit encore plus. C’est à cette époque, il y a juste trente ans que Lionel Stoleru ministre de l’emploi propose aux Algériens un solde de tout compte pour 10.000f. Cela draina une partie des émigrés. Les deux septennats de Mitterrand ne furent pas plus heureux pour l’émigration. Les promesses faites par le candidat Mitterrand ne furent pas tenues par le président Mitterrand. Ce fut l’époque de SOS Racisme avec comme conséquence un poste de député pour le président de SOS racisme. Vingt ans après un autre « émigré » français nommé secrétaire national au PS chargé du dossier de l’émigration ficela un dossier qui reçut les éloges du Front National, faisant remarquer au passage, qu’il y a pillage du programme du FN concernant l’immigration.

Où en sommes nous actuellement ?

C’est un fait, la France en temps que pays souverain est libre de ses choix. On a cependant l’impression que cette loi qui nous parait profondément injuste est imposé à un gouvernement et à un président affaibli par le CPE, par un ministre qui surfe sur les peurs des Français et pour qui comme en 2002 avec l’insécurité, il faut donner au peuple de France un repoussoir. Les derniers évènements (la crise des Banlieues, le meurtre de Halimi présenté comme une catastrophe nationale) présentés par une presse main-stream aux ordres, achèvent de présenter sous un jour couleur de soufre les émigrés et les clandestins. Exit alors le dossier sur le traité d’amitié, torpillé une première fois avec la loi du 23 février 2005 avec ce fameux article 4 sur le rôle positif de la France ; loi qui a été préparé deux ans plus tôt par.... L’actuel ministre des Affaires étrangères que l’Algérie a reçu en grande pompe.

Que contient ce traité ?

Ambivalence du langage : d’un côté un ministre qui se pousse du zèle quand il s’agit de terrasser des épaves en les « charterisant » vers leur pays, et qui revendique son rôle de « négrier du neurone », en aspirant les rares diplômés des pays du Sud. D’un autre côté un ministre du même gouvernement qui vient nous rassurer et nous dire : « Cette visite a pour objectif de « donner un contenu » au « partenariat d’exception » tracé par les dirigeants algériens et français, Une « exception qui est souvent soulignée par nos deux chefs d’Etat », a-t-il précisé « les liens qui existent entre l’Algérie et la France sont très forts ». Il explique à ce propos que « cette force est puisée de la géographie, mais surtout de l’histoire, et de quelque chose aussi qui est très important, le souhait profond de nos deux peuples pour cette amitié ». On croit rêver ou alors on ne comprend rien à la politique. Talleyrand avait l’habitude de dire « qu’il y avait le petit mensonge, le gros mensonge et la politique ». Il a mille fois raisons.

On sait que traité d’amitié ne règlera pas l’épineuse question des visas et de la circulation des personnes puisque la France invoque à ce propos les accords de Schengen et son appartenance européenne. La seule chose qui me parait positive en tant qu’universitaire c’est la coopération scientifique qui doit sortir des sentiers battus. Le défunt processus de Barcelone qui avait commencé sur un rêve de partenariat multiforme entre l’Europe et la méditerranée s’est terminé sur un cauchemar ; La France par l’initiative peut-elle avec l’Algérie reprendre le flambeau et donner l’exemple : « Nous devons, déclare Philippe Douste-Blazy, au-delà de ce que nous faisons au niveau économique, le faire au niveau de l’enseignement supérieur et de la formation en particulier médicale et aller vers la création d’une université ».

Que reste t-il, en définitive, de spécifique et d’exceptionnel dans ce « traité véritable miroir aux alouettes. Nous venons de voir l’aspect traite, car comment nommer autrement un pays qui décide sans vergogne- c’est de bonne guerre- de vous prendre chaque année son butin de diplômés sans aucune compensation pour les 100.000 dollars qu’aura coûté- selon les normes Unesco- chaque diplômé ? On serait tenté de dire que nous remboursons notre dette en mettant à la disposition de nos créanciers la matière grise que nous avons eu tant de mal à produire. Que l’on ne se fasse pas d’illusion, il arrivera un jour où ces diplômés « kleenex » seront à leur tour chartérisés car inutiles, « la menshmaterial » du IIIe Reich est plus que jamais d’actualité. A nous en tant qu’Algériens d’inventer notre chemin et de ne pas donner l’impression que nous mendions une reconnaissance à travers une amitié factice, creuse mais sonore.

Retour en haut de la page

Notes

[1Laetitia Van Eeckhout ; Le premier ministre s’approprie l’immigration "choisie" Le Monde du 9 février 2006.

[2Chems Eddine Chitour : La nouvelle immigration entre errance et body shopping. Edtions Enag 2004.

[3H élie Denoix de Saint Marc. Les feux de braise.

[4Mora le négrier le Monde Diplomatique.
http://www.monde-diplomatique.fr/img/larrivee.jpg.

[5Laetitia Van Eeckhout ; Le premier ministre s’approprie l’immigration "choisie" Le Monde du 9 février 2006.

[6Chems Eddine Chitour : La nouvelle immigration entre errance et body shopping. Edtions Enag 2004.

[7H élie Denoix de Saint Marc. Les feux de braise.

[8Mora le négrier le Monde Diplomatique.
http://www.monde-diplomatique.fr/img/larrivee.jpg.

Soutenir Mille Bâbords

Pour garder son indépendance, Mille Bâbords ne demande pas de subventions. Pour équilibrer le budget, la solution pérenne serait d’augmenter le nombre d’adhésions ou de dons réguliers.
Contactez-nous !

Thèmes liés à l'article

Analyse/réflexions c'est aussi ...

0 | 5 | 10 | 15 | 20 | 25 | 30 | 35 | 40 | ... | 2110