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"La gratuité est une expérience de solidarité qui donne le goût de transformer la société"

A Aubagne, la petite révolution des bus gratuits

+ entretien de Ixchel Delaporte avec Jean-Louis Sagot-Duvauroux

Article mis en ligne le mardi 31 décembre 2013

http://quartierspop.over-blog.fr/

30 décembre 2013

Alors que les tarifs des transports publics en Île-de-France augmentent de 3 % le 1er janvier 2014, répercutant la hausse de TVA de 7 à 10 %, d’autres villes, comme Aubagne, ont fait le choix de la gratuité totale des transports. Reportage sur une expérimentation de reconquête de l’espace public.

Aubagne (Bouches- du-Rhône), envoyée spéciale.

Dans la petite cabane, les adhérents de l’association Jardilien boivent un café à l’abri du mistral. Face à eux, le long d’une petite route de campagne, un grand jardin potager s’étend à perte de vue. Rose, la cinquantaine, est une habituée du panier de légumes et du bus qui lui permet d’arriver jusqu’au terrain. Plusieurs fois par semaine, cette habitante d’Aubagne utilise « le bus à la demande ». Il suffit d’appeler la veille et de commander une navette qui fait l’aller-retour de la gare au jardin partagé. Pour cette adhérente au chômage, ce mode de transport gratuit est plus qu’appréciable. «  C’était un 15 mai 2009 », lance Rose sans hésiter. Elle s’en souvient parce que non seulement c’est la date anniversaire de son fils mais c’est aussi celle du lancement de la gratuité des transports à Aubagne. D’autant que, à partir de ce jour-là, la vie de son beau-frère a changé : « Il travaillait dans une usine de la zone industrielle. Il y allait à pied, tous les jours. Trois quarts d’heure de marche. Il rentrait crevé mais il n’avait pas les moyens d’acheter une voiture… Depuis quatre ans, il met dix minutes en bus ! » Nelly surveille sa montre. La navette qui la ramène chez elle, dans le centre d’Aubagne, devrait arriver d’un moment à l’autre. Cette retraitée de l’éducation nationale est une adepte de la gratuité. Même si elle n’utilise le bus que deux ou trois fois par semaine. « Je le prends pour me promener. Je monte dans le bus climatisé qui m’amène dans la zone commerciale. Je flâne et je me rafraîchis. S’il avait été payant, je ne me serais pas permis ces déplacements », assure-t-elle, son panier rempli de légumes.

Au bout de quatre ans, la pratique de la gratuité est entrée dans les mœurs. « Un pari réussi », pour la communauté d’agglomération (103 000 habitants) qui a vu une augmentation de la fréquentation de ses onze lignes régulières de 173 % depuis 2009. « Le premier mois, on a enregistré 57 % d’usagers en plus. On est passé de 6 000 personnes par jour à 10 000 ! On ne s’y attendait pas. Aujourd’hui, on atteint des scores qu’on ne trouve nulle part ailleurs », se félicite Nathalie Castan, responsable du service transports à la communauté d’agglomération, qui regroupe Aubagne et douze petites communes. Ce succès n’était pourtant pas évident. Dans les cartons de la mairie depuis 2005, le projet impulsé par le maire PCF, Daniel Fontaine, s’est concrétisé un an après sa réélection, en 2008.

« Liberté, égalité, gratuité »

À Aubagne, tous les bus arborent la devise « liberté, égalité, gratuité ». Une devise devenue réalité pour Mélanie. Postée à l’arrêt de bus, face aux immeubles du quartier populaire du Charrel, cette étudiante en biologie à l’université de Marseille fait le trajet presque tous les jours. Pour elle, « la gratuité, c’est le bonheur. Je suis boursière et je vis chez mes parents. Je me rends tous les jours à Marseille alors, si j’avais à payer le bus, ça représenterait un gros budget. C’est autant d’économies que je fais pour des loisirs. Je vais plus facilement voir des copains dans les petites villes autour, à Saint-Zacharie par exemple ». D’après une étude réalisée par la communauté d’agglo en mai 2012, le principal motif de déplacement concerne les études et le travail à 55 %, et les utilisateurs sont en majorité des jeunes (un sur deux a moins de vingt-cinq ans). Mais au Charrel ou au Pin vert, il y a aussi les personnes âgées qui n’ont pas les moyens d’acheter une voiture. « Pour elles, le bus, c’est la garantie de rencontrer du monde et de pouvoir aller faire des courses au centre commercial », explique Régis, habitant du Charrel et président d’une association d’entraide. « Quand on a une petite retraite et un loyer à payer, on fait des économies comme on peut », poursuit son voisin Antoine, retraité des chantiers navals.

Depuis deux ans, Soumicha, éducatrice spécialisée, a quitté le quartier du Charrel pour s’installer dans la Cité phocéenne. Mais elle y revient régulièrement pour voir sa mère et sa sœur. Elle raconte comment les jeunes Marseillais envient le choix d’Aubagne : « C’est évident que les conflits qu’il pouvait y avoir avant, à cause de la fraude, entre les jeunes et les contrôleurs ont disparu. Tout le monde est à la même enseigne. Ça désamorce les tensions », remarque-t-elle. C’est ce que constate au quotidien Jean-Louis, conducteur de bus depuis vingt-cinq ans à Aubagne : « Il y a un avant et un après gratuité. C’est vrai qu’au départ, les chauffeurs étaient réticents. On avait peur que les gens dégradent le matériel et squattent les bus. En fait, non. Il y a plus de monde et on ne roule plus avec le stress. Nos conditions de travail se sont améliorées. »

Un service payé par les entreprises

Moins convaincue, Alexandra, mère de trois enfants, se joint à la conversation. Si elle se réjouit d’avance que ses enfants puissent circuler sans contraintes, elle s’interroge : « Le problème, c’est qu’on les paye les bus. Ils ne sont pas gratuits. Ce sont nos impôts, non ? » demande-t-elle, hésitante. À Aubagne, ce ne sont pas les contribuables qui paient les bus mais les entreprises de plus de neuf salariés, via le versement de la taxe transport. Cette taxe est passée de 0,80 % à 1,80 % pour faire face à l’affluence, ce qui équivaut à environ 10 millions d’euros de dépenses.

Les chiffres d’une étude réalisée à la demande de la communauté d’agglomération confirment un large sentiment de satisfaction lié à la gratuité (93 % des usagers). Parmi ces usagers, beaucoup sont des femmes (61 %). Ce constat concorde avec les observations de Nathalie Castan, du service transports de l’agglo : « Depuis deux ans, il y a affluence de poussettes ! Cela pose des questions d’encombrement mais cela prouve surtout que les mamans du Charrel et des Tourtelles, deux quartiers populaires de la ville, se rendent plus souvent au marché, dans le centre-ville ou dans la zone commerciale. Socialement, c’est très positif ! Cela signifie plus de lien et moins d’isolement. » Autre constat de mobilité inattendue, les déplacements intercommunaux : « Les jeunes de quinze à vingt-quatre ans nous ont surpris. Les collégiens et les lycéens, en dehors des dessertes scolaires, s’approprient les transports pour aller voir des copains ou faire du sport ensemble. Et puis, les jeunes actifs qui n’ont pas le permis, à cause de son coût élevé, optent pour les bus. C’est la preuve d’un changement de comportement profond très enthousiasmant. »

Ixchel Delaporte


"La gratuité est une expérience de solidarité qui donne le goût de transformer la société"

Philosophe et écrivain, Jean-Louis Sagot-Duvauroux développe l’idée d’un nouveau rapport au tout-marchand, passant par des initiatives locales inédites et probantes. Il est un des premiers à avoir ouvert le débat sur la gratuité, avec son livre Pour la gratuité, en 1995. Avec Magali Giovannangeli, présidente de la communauté d’agglomération du Pays d’Aubagne et de l’Étoile, il a coécrit Voyageurs sans ticket, liberté, égalité, gratuité (1)

En 2009, lorsque la ville d’Aubagne a lancé la gratuité des bus, elle s’est heurtée au scepticisme. Comment l’expliquer ?

Jean-Louis Sagot-Duvauroux. Faire advenir une idée nouvelle provoque du débat. Tant mieux. Depuis quatre ans, l’expérience a prouvé son efficacité sociale, économique, écologique, humaine. La gratuité de tout est sans doute une chimère, mais un certain nombre de besoins essentiels de l’être humain, comme la santé, l’éducation, les déplacements ou l’eau, peuvent être, sont déjà, par endroits ou en partie, rendus libres d’accès pour tous. Dans les bus d’Aubagne, le chômeur et le notaire sont égaux. Là, l’égalité devient concrète. C’est rare et précieux. Créer des espaces publics où chacun est à égalité sans considération de revenus, c’est une invention politique très désirable et qui peut faire école.

Quelle est votre définition de la gratuité ?

Jean-Louis Sagot-Duvauroux. Ce qui est libre d’accès, ce qui ne dépend pas de ce que nous avons dans la poche. La gratuité est une alternative à la façon marchande d’accéder à un bien, soit par la profusion de la nature, par exemple la lumière du soleil, soit par des inventions politiques comme la Sécurité sociale ou l’école gratuite. Ces politiques ont un coût. Mais la révolution est ailleurs. Elle se niche dans la nature de l’accès au bien concerné. Avec la gratuité, c’est « à chacun selon ses besoins » et non plus « à chacun selon ses moyens ». D’une certaine manière, le gratuit est l’axe de notre vie. Une partie de notre temps est vendue sous forme de force de travail. L’autre partie est sans prix. Pour tout le monde, ce qui est sans prix prime sur ce qui est évaluable monétairement. L’amour de nos enfants est plus important que le chariot du supermarché. L’illusion d’optique liée à l’emprise du marché sur les esprits nous empêche d’en être conscients.

La liberté que procure la gratuité serait-elle aux avant-postes de la question politique ?

Jean-Louis Sagot-Duvauroux. L’émancipation humaine, c’est-à-dire la liberté en marche, est le fondement du projet communiste initial. La gratuité émancipe du marché et du « chacun pour soi » qu’il porte en lui. Elle émancipe aussi du contrôle policier qui devient inutile. Les anciens communistes parlaient de « dépérissement de l’État ». Pour la doctrine libérale, le maximum de liberté a été atteint grâce au « libre » marché, à la « libre » entreprise, à l’État représentatif, à la consommation comme clef du bien-être, au modèle occidental. Or il existe, dans beaucoup de domaines, souvent localement, des expériences qui s’affranchissent de ce bornage. Dans la région parisienne, la répression très spectaculaire de la « fraude » dans les transports en commun est sans doute la forme la plus prégnante de l’intimidation policière des couches populaires, principalement des jeunes et, parmi eux, de nos jeunes compatriotes noirs ou arabes. Pourquoi ne pas permettre partout et par principe aux moins de vingt-cinq ans de circuler gratuitement ? Ils paieront bien nos retraites. Voilà une vraie revendication populaire alternative. Déjà, on a constaté que l’abolition du zonage le week-end avait fait diminuer les tensions à la gare du Nord, porte d’entrée de la capitale pour les quartiers les plus populaires d’Île-de-France.

D’après vous, l’idée de gratuité est-elle révolutionnaire ?

Jean-Louis Sagot-Duvauroux. C’est une expérience de solidarité qui donne le goût de transformer la société. Les tenants du capitalisme nous rabâchent que l’homme ne fonctionne qu’à la cupidité. Faux ! On sait très bien fonctionner aussi à la solidarité. Le problème est que l’argent, invention humaine, est devenu leur maître. La gratuité montre qu’on peut remettre l’argent à sa place, bon esclave, mauvais maître. Les forces qui se recommandent d’une alternative au libéralisme gagneraient à faire l’inventaire des expériences qui ont franchi les frontières dans lesquelles le système enferme la liberté. La gratuité en fait partie. Cet inventaire ouvrirait l’action sur des perspectives politiques et idéologiques moins dépressives que la récrimination contre le malheur des temps.

Entretien réalisé par Ixchel Delaporte

(1) Éditions Au Diable Vauvert, 2012.

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