Une tribune pour les luttes

Arrêt sur mirages

par Odile Fillod

Article mis en ligne le samedi 22 décembre 2012

22 décembre 2012,

Arrêt sur images m’avait invitée à venir débattre avec Sébastien Bohler de sa chronique du 16 novembre dernier, mais le tournage a été annulé faute d’autres participants. Dommage, car j’aurais bien aimé voir sa réaction à chaud au dossier à charge qui suit.

QUI PARLE ?

Précisons pour commencer que ce n’est pas ici «  la sociologie » qui interpelle «  la (neuro)biologie ». Sébastien Bohler et moi avons une formation intellectuelle assez similaire : il est polytechnicien et a fait une thèse en neurobiologie moléculaire, je suis centralienne et ai fait un DEA en sciences cognitives. Immédiatement après la fin de nos études, nous avons tous deux définitivement quitté le monde de la recherche dans ces disciplines.

Ce qui nous différencie clairement en revanche, c’est tout d’abord nos croyances : Sébastien Bohler semble convaincu qu’il existe des différences naturelles entre hommes et femmes sur le plan psycho-comportemental, puisque c’est la thèse qu’il promeut depuis une dizaine d’années via Cerveau & Psycho, des livres grand public, et des interventions faites dans divers médias. Pour ma part, je suis au contraire très dubitative vis-à-vis de cette thèse. Nous avons aussi des sensibilités différentes, ne serait-ce que parce qu’en tant que personne socialement assignée à la catégorie « femme », je me sens personnellement visée quand il est affirmé par exemple que les femmes sont naturellement vénales, ou naturellement versatiles à cause de leurs fluctuations hormonales. Ces croyances et sensibilités différentes nous amènent forcément à considérer avec un esprit critique plus ou moins aiguisé tels ou tels articles ou théories scientifiques.

Une autre différence importante entre lui et moi, c’est que Sébastien Bohler prétend, en tant que professionnel de la vulgarisation, informer le grand public sur ce que nous apprend «  la science ». Je ne prétend pas faire cela. Pour ma part, je mène un travail de recherche qui consiste d’une part à analyser la production du discours scientifique de certains champs de recherche (comment ce discours évolue, qui le produit, dans quelles revues il est publié, quels sont les résultats factuels, les points qui font débat, etc), et d’autre part à analyser la façon dont ce discours scientifique est diffusé dans l’espace public (quelles études sont relayées, dans quel contexte, avec quelles distorsions, etc). C’est au titre de ce travail que je m’exprime ici.

LA CHRONIQUE DE SEBASTIEN BOHLER DU 16 NOVEMBRE 2012 sur @SI

Sa chronique du 16 novembre dernier [1] est un bon exemple de ce qui est fait très régulièrement dans les médias depuis de nombreuses années. Cela consiste à affirmer ou à suggérer, sous couvert de vulgarisation, qu’ «  on sait » maintenant, ou qu’il vient d’être «  montré scientifiquement » qu’il existe des différences entre les sexes d’ordre psychologique ou comportemental qui sont dues à des prédispositions biologiques. Or mes recherches m’ont amenée à la conclusion que c’est tout simplement faux. Mais tenons-nous en ici à l’analyse de cette chronique. A la fin de celle-ci, Daniel Schneidermann dit à Sébastien Bohler : «  vous avez intérêt à avoir des références solides, parce que ça va contester sec », et ce dernier répond : « oui, j’ai tout préparé, oui, oui, j’ai mis les liens », et les références de quatre études sont en effet en ligne sur le site d’Arrêt sur images (@si). On peut aussi y lire : « pour les sceptiques, toutes les études d’où Bohler tire ces constatations bouleversantes sont indiquées sous la vidéo ». Trois des quatre références citées n’étant pas en accès libre, la plupart des internautes n’auront pu vérifier par eux-mêmes si ces «  constatations » en sont effectivement tirées. J’y ai pour ma part accès en tant que chercheuse et peux donc en parler.

L’analyse des quatre références fournies par Sébastien Bohler et le décryptage méthodique de sa chronique permettent de mettre en évidence ce qui en fait un discours profondément trompeur et complètement fallacieux. Comme on va le voir, ce discours n’est qu’une suite de violations de plusieurs règles de l’éthique journalistique, et un concentré de divers types de distorsions :
- qualification trompeuse des disciplines scientifiques invoquées,
- affirmation fausse que tout ce qui est dit est étayé par les sources citées en référence,
- présentation erronée des résultats des études citées,
- déductions et généralisations abusives,
- absence de différenciation entre les faits (rapportés dans les études scientifiques), l’analyse de ces faits (par leurs auteurs), et l’opinion personnelle (de Sébastien Bohler),
- invisibilisation du débat scientifique, consistant à présenter le résultat d’une étude comme un fait établi, consensuel, alors qu’il est contredit par d’autres ou qu’il ne s’agit que d’une étude préliminaire,
- invocation du résultat d’une étude qui a été complètement invalidé.

LA QUALIFICATION TROMPEUSE DES DISCIPLINES SCIENTIFIQUES INVOQUEES

On retrouve ici une distorsion globale dont j’avais parlé il y a quelques mois ici (je citais justement déjà Sébastien Bohler, et ça n’est pas un hasard). Elle consiste à faire passer pour de la biologie ce qui n’est que de la psychologie évolutionniste.

Qu’est-ce que la psychologie évolutionniste ?

Le terme a été créé à la fin des années 1980 par un petit groupe de psychologues et d’anthropologues canadiens et américains. Telle que ses fondateurs la décrivent par exemple ici, la psychologie évolutionniste est une approche de la psychologie consistant à analyser le comportement humain à la lumière de la théorie de l’évolution, approche basée sur l’idée que «  l’esprit est un ensemble de systèmes de traitement de l’information qui ont été façonnés par la sélection naturelle pour résoudre des problèmes adaptatifs auxquels faisaient face nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ». En gros, son propos est d’expliquer des traits psycho-comportementaux actuels par l’existence de prédispositions psychiques favorisées par des variantes génétiques sélectionnées au cours de l’évolution parce qu’elles maximisaient le succès reproductif de leurs porteurs.

Appliquée aux différences entre les sexes, ça donne par exemple ce genre de raisonnement : puisque pour nos ancêtres la seule façon d’avoir des descendants était de passer par un coït hétérosexuel, la sélection naturelle a certainement privilégié chez les hommes des variantes génétiques induisant une attirance pour les femmes, et chez les femmes des variantes génétiques induisant une attirance pour les hommes. Par conséquent, l’être humain actuel est sans doute naturellement hétérosexuel, à quelques exceptions près. On peut tester cette prédiction en faisant des enquêtes, or elles montrent que les attirances et pratiques hétérosexuelles sont ultra-majoritaires. Les faits sont donc conformes à la théorie, CQFD.

Ce raisonnement semble à certains frappé au coin du bon sens. Pourtant, il est applicable par exemple au bonobo, et devrait donc aboutir à la même prédiction chez ces singes. Problème : les bonobos sont tous bisexuels. D’autre part, des décennies de recherche ont échoué à montrer que la préférence humaine en faveur de partenaires d’un sexe donné est orientée par d’hypothétiques systèmes cérébraux dont la conformation favorisant cette préférence serait génétiquement déterminée (voir par exemple ici pour la génétique de l’homosexualité masculine). Bref, cette théorie n’est qu’une hypothèse, et rien ne permet à ce jour de balayer celle que l’être humain n’a aucune orientation sexuelle naturelle, et que seul son formatage par son environnement est la cause de la réduction du champ de ses possibles.

De manière plus générale, un des problèmes de la psychologie évolutionniste appliquée aux différences entre hommes et femmes, c’est qu’aucune des théories qu’elle a produite n’a pu jusqu’à maintenant être confirmée par la mise au jour des mécanismes biologiques dont elle prédit l’existence. A contrario, tout ce qu’elle prétend expliquer par du biologique peut être expliqué par des influences socioculturelles, dont l’existence est en revanche établie. Ainsi, pour reprendre l’exemple de l’orientation sexuelle, qui constitue la différence entre les sexes de loin la plus claire et la plus «  universelle », l’existence d’une injonction sociale et culturelle massive à l’hétérosexualité s’exerçant par mille et un canaux ne fait guère débat à ma connaissance.

Comment on nous fait croire qu’il s’agit de données de « la biologie » et « des neurosciences »

Sébastien Bohler débute sa chronique en annonçant qu’il va exposer «  ce que la biologie et les sciences du comportement nous disent », et la conclut en disant que Lagardère et sa compagne sont une « caricature de ce que la biologie peut nous apprendre ». Dans le chapeau de la présentation de la chronique sur le site d’@si, il est écrit que Lagardère et sa compagne «  se conforment strictement aux lois de la biologie appliquée à la formation des couples. ». En parallèle, au début de la vidéo Daniel Schneidermann annonce que Sébastien Bohler s’est «  demandé comment l’image de ce couple interagissait avec notre cerveau », et pendant 7% de la durée de la chronique on voit des images de scanner de cerveaux. Sur le site d’@si, la chronique s’appelle « les hommes, les femmes et nos cerveaux », et Sébastien Bohler y est présenté comme étant leur « spécialiste des neurosciences ». Voyons si c’est bien «  la biologie » ou les neurosciences qui nous parlent à travers les quatre références qu’il cite.

Y a-t-il de la biologie ou des neurosciences dans les quatre articles donnés en référence ?

(...)

http://allodoxia.blog.lemonde.fr/2012/12/22/arret-sur-mirages/

FINI DE RIGOLER

Sébastien Bohler se tirera peut-être d’affaire avec une pirouette du genre : « bah, fallait pas prendre au pied de la lettre ce que j’ai dit, cette chronique, comme tout ce que je raconte ou écris, c’est juste pour gagner ma vie en distrayant les gens, évidemment j’arrange un peu les choses et tout ça n’est pas très sérieux, franchement, vous vous êtes donné bien trop de peine pour si peu. ».

Si cette réponse convient à ses employeurs, alors j’espère qu’au moins ils signaleront désormais clairement aux téléspectateurs / lecteurs que ce que Sébastien Bohler raconte ne relève ni du journalisme, ni de la vulgarisation scientifique. Parce qu’au vu des commentaires qui ont été postés sous cette chronique du 16 novembre, je peux vous dire qu’il y a des gens qui l’ont prise au sérieux, et plus généralement qu’il y a pas mal de gens qui croient à toutes les histoires de ce genre, et pour cause : ça leur est répété en boucle par divers « experts » dont les médias et éditeurs légitiment le discours auprès du grand public en les désignant comme tels.

Et si ses employeurs estiment qu’on peut rire avec ça, alors je les invite à se demander s’ils diraient la même chose si Sébastien Bohler nous expliquait sur le même ton et au nom de « la biologie » qu’il y a des différences comportementales entre « les Européens » et « les Africains », ou entre « les juifs » et les autres, par exemple. Je les invite à se demander s’ils trouvent acceptable que soient proférées avec une telle légèreté et avec l’autorité de la science des affirmations qui renforcent de tels stéréotypes de genre. Car ce n’est pas juste d’ « amour » ou de sexualité qu’il est question. Le discours analysé ici contribue entre autres choses à justifier l’existence d’inégalités de revenus entre hommes et femmes (puisque ce différentiel est censé être une exigence féminine naturelle), à renforcer les pressions sociales qui s’exercent sur les femmes (à avoir la taille fine, ou encore à être « sexy » si elles veulent séduire, ou obtenir un poste de vendeuse) et à renforcer celles qui s’exercent sur les hommes (à gagner un maximum d’argent, a montrer à tout prix qu’ils sont socialement dominants), avec toutes les conséquences très concrètes que cela implique. Il me semble qu’il est grand temps d’arrêter de rigoler avec ça, vous ne trouvez pas ?

Odile Fillod

[1]
"Bohler : les hommes, les femmes, et nos cerveaux", 16 novembre 2012, www.arretsurimages.net (accédé le 17/12/2012).
http://allodoxia.blog.lemonde.fr/fi...

(...)

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